Retour d’expérience de stage d’un jeune chercheur en anthropologie au sein de la communauté matsigenka de Palotoa-Teparo

Par Vincent BRIOT, Université Grenoble Alpes

Ce document est un retour d’expérience, à la suite d’un stage exploratoire que j’ai mené en qualité de chercheur novice en anthropologie auprès de l’Institut Français des Études Andines (IFEA), entre décembre 2023 et janvier 2024. Ce stage, mené sous la supervision de Raphaël Colliaux, socio-anthropologue spécialiste des groupes Matsigenka de l’Amazonie sud-péruvienne et membre de l’IFEA, est une recherche de terrain sur la relation qu’entretient la jeune génération matsigenka (de 15 à 25 ans) à l’égard du monde contemporain non-indigène, menée au sein de la communauté indigène matsigenka de Palotoa-Teparo (Madre de Dios). J’entends par « monde contemporain non-indigène » ce qui se situe en dehors des villages matsigenka, c’est-à-dire le monde globalisé et la société urbaine et mondialisée.

Je présenterai ici les grandes étapes de cette expérience en abordant brièvement le contexte et la genèse de mon projet, mon ressenti et le travail de terrain à Palotoa-Teparo. Ce document vise ainsi à faire part de cette expérience, à décrire les différentes étapes de mon cheminement intellectuel, et à souligner l’apprentissage résultant de cette expérience.

Exploration et construction du projet : l’Institut Français des Études Andines (IFEA)

Étudiant en troisième année de Licence d’histoire à l’Université Grenoble Alpes et participant à un programme d’échange universitaire au Chili (août 2023 – juillet 2024), j’ai décidé de mettre à profit mes vacances universitaires en réalisant un stage à l’IFEA au Pérou. J’ai été inspiré par l’envie d’explorer la recherche en sciences humaines en dehors du contexte universitaire, alimenté par ma passion pour cette discipline et mon désir de découvrir l’univers de la recherche. Mon but était d’acquérir une première expérience professionnelle enrichissante se démarquant de ce que j’avais jusqu’alors connu dans mon parcours universitaire.

Le 18 décembre 2023, j’ai donc fait mon entrée à l’IFEA, ce qui symbolisait pour moi mes premiers pas dans le domaine de la recherche. Cette phase préparatoire de mon stage, consacrée à l’élaboration de mon projet de recherche sur les Matsingenka, a été cruciale, alors que je découvrais ce champ de recherche. Les Matsigenka vivent principalement dans le sud-est du Pérou, près du Parc National de Manu, où ils conservent leurs modes de vie et traditions culturelles, et jouent un rôle actif dans la gestion de leur territoire, en préservant leurs terres face aux pressions extérieures. Durant deux semaines, j’ai approfondi mes connaissances sur l’histoire des Matsigenka afin de formuler une problématique de recherche solide. J’ai exploré une variété de ressources bibliographiques et navigué à travers les bases de données en ligne notamment recommandées par mon tuteur. Ce processus m’a permis de progresser continuellement, en découvrant de nouvelles perspectives et en acquérant des compétences précieuses dans le domaine de la recherche en sciences humaines. Pendant cette période, j’ai dû m’interroger, lire, comprendre et réfléchir intensément sur mon projet. Qui sont les Matsigenka ? Quelle est leur histoire ? Quelle importance revêtait pour moi la rencontre avec cette communauté ? Quel projet motivait ma rencontre avec ces derniers ? Ce sont ces questions que je me suis posée et qui ont constitué les premières bases de mon projet de recherche. J’ai alors commencé à m’intéresser à la manière dont, à l’instar de nombreux peuples amazoniens, les Matsigenka ont transmis leur savoir, leur culture et leur histoire de manière orale, et comment l’introduction de l’écriture dans ces communautés a permis de documenter leur culture selon des modalités et perceptions occidentales. Je voulais ainsi interroger cet aspect de l’historicité de la culture matsingenka pour comprendre comment ces modalités amazoniennes d’« écriture » de l’histoire pourraient nous permettre d’interroger les compréhensions du passé qui prédominent dans nos propres sociétés. Au sein de ce milieu scientifique dédié aux sciences humaines, les échanges fréquents avec les chercheurs ont été particulièrement enrichissants et ont contribué à approfondir ma réflexion sur la méthodologie de recherche. J’ai bénéficié de leur expertise et de leurs conseils avisés, ce qui m’a permis de mieux comprendre ce que signifiait qu’être chercheur au sein d’une institution de recherche, et les attentes liées à cette profession.

Immersion et méthodologie de recherche sur le terrain : Interaction, intégration et participation à la vie quotidienne

Après avoir passé une semaine à Cusco au Centre Bartolomé de Las Casas (CBC) pour finaliser mes recherches, j’ai entrepris un voyage de deux jours à travers les Andes et le piémont amazonien de la région du Madre de Dios, afin de rejoindre la communauté de Palotoa-Teparo, située dans le Parc du Manu. Là-bas, j’ai été chaleureusement accueilli par des membres de la communauté qui sont venus me chercher en pirogue. Le trajet jusqu’au village a été une expérience envoûtante, emporté par le paisible vrombissement du moteur et les sons nouveaux et captivants de la jungle environnante, suscitant en moi une forte exaltation.

Mes premiers jours d’intégration se sont rapidement transformés en une exploration minutieuse de la vie locale, à la découverte des routines des habitants et du nouvel espace dans lequel j’allais évoluer au cours des prochaines semaines. Observer et participer activement à chaque aspect de la vie quotidienne s’est révélé être au cœur de ma démarche et essentiel pour mon intégration ainsi que ma compréhension de la culture Matsigenka. J’ai essayé d’adopter une approche attentive, à l’affût des enseignements qui s’offraient à moi. Des moments partagés dans la cuisine commune aux expéditions de pêche et de chasse, en passant par les jeux et baignades avec les enfants, les travaux dans les champs de manioc, la fabrication de flèches, et l’observation de la confection d’une kushma[2], ainsi que les discussions autour d’un bol de masato[3]avec les adultes de la communauté. Chaque activité et chaque échange offrait une perspective unique sur les subtilités du mode de vie local et m’a permis d’établir des liens avec divers membres de la communauté, quel que soit leur âge.

Cette immersion a profondément marqué cette expérience et a influencé ma façon de mener mon enquête, en me permettant d’observer de manière respectueuse les interactions sociales qui sous-tendent la vie à Palotoa-Teparo. Vivre au sein de la communauté m’a également permis de comprendre que la discipline anthropologique est intimement liée à la notion de temps et que la compréhension d’une culture exige une immersion totale dans sa vie quotidienne, ainsi qu’un engagement humain permanent avec ses membres.

Par ailleurs, participer à la vie commune des habitants m’a amené à reformuler ma problématique de recherche initiale, à partir de mes observations sur la réalité de leur quotidien, plutôt que sur les données théoriques et abstraites que j’avais accumulé en laboratoire. Dès les premiers jours, j’ai été confronté à des défis inopinés, notamment la gestion efficace de mon temps (limité) pour mener à bien une thématique de recherche qui se révéla finalement ambitieuse. Cette immersion parmi les Matsigenka m’a donc permis d’ajuster ma problématique, afin d’interroger la relation des jeunes Matsigenka face à l’influence de l’extérieur contemporain. D’une certaine manière, mon expérience de terrain m’a fait réaliser l’écart significatif entre la théorie académique et la réalité sur le terrain, enrichissant ainsi ma compréhension de la recherche appliquée.

Bien que la période allouée à mon enquête ait été relativement courte, mes recherches sur la manière dont la jeune génération matsigenka interagit avec « l’extérieur contemporain » m’ont permis de définir mes premières analyses sur le sujet. En orientant mes recherches vers l’analyse de l’impact récent de l’introduction d’Internet dans la communauté matsigenka – grâce à l’installation récente de panneaux solaires –  ainsi que sur la généralisation croissante de l’adoption des téléphones portables parmi les jeunes, j’ai identifié une dualité intéressante. D’une part, ces technologies, ainsi que les multiples médias qu’elles offrent, ouvrent de nouvelles perspectives vers l’extérieur en stimulant l’accès à l’information, ainsi que la connectivité et les perspectives individuelles hors de la communauté. D’autre part, j’ai pu analyser qu’elles engendrent des débats internes parmi les jeunes concernant l’avenir de leur communauté et la préservation de leur identité culturelle face aux influences externes. Si certains membres de la communauté semblent louer une appréciation des récentes introductions technologiques, d’autres quant à eux soulignent les préoccupations quant aux impacts négatifs potentiels. Ils alertent notamment sur les risques de dégradation de la culture originelle à travers un éventuel abandon des traditions, conséquence possible de leur intérêt croissant pour des influences extérieures et de leur attrait. En somme, ce clivage, que j’ai principalement pu observer parmi les jeunes Matsigenka, semble s’inscrire dans la lignée de défis plus larges auxquels la communauté est confrontée, tels que l’exode sans retour des jeunes vers d’autres horizons.

En parallèle, mes recherches ont voulu s’inscrire dans la continuité des travaux de thèse présentés par mon tuteur, où ce dernier a analysé les défis liés à l’exode de jeunes de la communauté après leur départ en ville pour leurs études. J’ai cherché a ancrer mes recherches dans cette perceptive.

Novice dans le domaine de l’anthropologie, j’ai essayé d’inscrire ma méthode de recherche à Palotoa-Teparo dans une dynamique d’observation participante avec une méthode articulée autour de discussions libres et de collectes de données variées. En favorisant des échanges ouverts et spontanés avec les membres de la communauté, j’ai essayé de cultiver un climat de confiance propice à l’exploration de sujets variés et pertinents pour ma recherche. Cette approche humaine m’a naturellement permis de mieux m’assimiler à la vie quotidienne des habitants, facilitant ainsi l’accès à leurs perspectives et expériences.

Parallèlement, j’ai réalisé plusieurs entretiens semi-directifs qui ont enrichi mes observations en apportant une dimension plus structurée à mes interactions, malgré les défis de formalité rencontrés dans un contexte où la spontanéité était valorisée. Pour documenter ces expériences, j’ai notamment utilisé des carnets de terrains, des enregistrements audios pour les entretiens, ainsi qu’un journal de bord personnel. Ces outils ont été essentiels pour capturer mes réflexions quotidiennes et émotions, enrichissant ainsi ma compréhension des dynamiques sociales à Palotoa-Teparo ainsi que mon évolution dans cette expérience.

Pour conclure ce texte, dans lequel j’ai cherché à partager mon expérience de stage à l’IFEA, pour présenter une modeste réflexion sur mon parcours en tant que jeune chercheur novice. Cette première immersion dans la discipline de l’anthropologie s’est déroulée en deux phases sur une période de deux mois : l’évolution au sein des centres de recherche et une expérience formatrice sur le terrain en Amazonie. Cette expérience a été particulièrement enrichissante grâce aux apprentissages acquis dans ces deux temps. Elle m’a également permis de tisser des liens d’amitié avec les habitants de Palotoa-Teparo, ce qui m’a profondément sensibilisé à la richesse de cette expérience humaine et de la discipline. Ma recherche m’a permis de constater que la connectivité à Internet et la diffusion d’informations par le biais d’appareils électroniques provenant de l’extérieur suscitent chez les jeunes une curiosité croissante et un intérêt marqué pour le monde extérieur. Toutefois, il semblerait que cet attrait manifeste puisse susciter dans un même temps des préoccupations et des réticences chez une partie des individus de la communauté. En effet, de nombreux individus m’ont averti sur les risques potentiels associés à l’augmentation de la connectivité et des nouvelles informations en provenant du monde globalisait, qui pourrait susciter de nouveaux intérêts chez les jeunes et entraîner ainsi la perte de la culture et des coutumes, voire le déracinement de certains d’entre eux vers les centres urbains.

Enfin, cette expérience de stage a été révélatrice pour moi, et a marqué mon parcours académique à tel  point que je m’apprête à intégrer une première année de Master en anthropologie à l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine (IHEAL) à la Sorbonne pour l’année 2025-2026.

Bibliographie

COPAN Jean, ADELL Nicolas. Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie. Cursus . Armand Colin. 2019. Page 271.

DELIÈGE Robert. Une histoire de l’anthropologie. Écoles, auteurs, théories. Seuil. 2006

COLLIAUX Raphaël. De l’emprise à la prise de l’école. Usages de la scolarisation et expérience de la “communauté” chez les Matsigenka (Amazonie péruvienne). Thèse de doctorat, École doctoral de l’École des hautes études en sciences sociale. 2019.                                                                                                         

PUYGRENIER VARGAS Fany. Jardin interdit au cœur de l’Éden. Conflits d’intérêts dans le Parc National du Manu (Pérou). Bulletin de l’Institut français d’études andines, 36 (3) | 2007, 407-426.

© Crédits photos: Vincent Briot

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[1]Le parc national du Manu, situé au sud-est du Pérou, est une réserve de biosphère couvrant environ 1,7 million d’hectares, réputée pour sa grande biodiversité et ses écosystèmes allant des montagnes andines aux forêts tropicales amazoniennes. Le parc national du Manu abrite notamment le territoire ancestral des Matsigenka et accueille de nombreuses communautés villageoises.

[2]Vêtement traditionnel de la culture Matsigenka.

[3]Bière de manioc confectionnée par les différents peuples amazoniens.

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